Périchorèse – Pourquoi ce nom ?

Énoncé de mission sous forme de réflexion théologique

Périchorèse est un mot venant des Pères de l’Église pour signifier le mode d’union des trois Personnes de la Sainte Trinité, l’interpénétration et l’inhabitation des Personnes les unes dans les autres dans une unité parfaite, (con)substantielle, mais dans le respect absolu de leurs différences personnelles.  Ce mode est aussi celui de la personne indivise du Christ-Jésus dans le rapport de ses deux natures, humaine et divine, sans confusion, opposition ou domination.  Enfin, c’est celui auquel nous invite l’icône de bois peinte qui nous montre son Visage. En Lui, nous voyons en image cet amour comme mode d’être et d’exister et sommes invité(e)s à le reproduire en nous et entre nous.

C’est avec saint Jean Damascène, le grand défenseur des icônes durant l’iconoclasme byzantin du VIIIe siècle, que le terme Périchoresis a acquis son statut théologique.  L’usage du concept remonte cependant à l’époque des grands débats trinitaires au IVe siècle et au concile de Nicée I en 325 au cours duquel fut formulé le premier grand dogme chrétien « Un seul Dieu en trois personnes ».  Étymologiquement, le terme signifie notamment compénétrer, tourner vers, échanger, se déplacer, déborder, donner ou céder sa place…

En théologie chrétienne, le terme désigne le mode d’union des trois personnes de la sainte Trinité.  C’est, pour le dire avec le théologien Emmanuel Durand, une « notion intégratrice de l’union et de la distinction » qui rend compte de la consubstantialité et de l’inséparabilité des trois personnes divines – soit une seule et même essence divine partagée parfaitement par les trois Personnes – en même temps que de la distinction et la non-confusion de ces trois Personnes qui gardent ainsi parfaitement leurs caractères propres.  Une autre façon de dire la périchorèse est l’idée d’interpénétration et d’inhabitation des trois personnes les unes dans les autres.  C’est une notion régulatrice qui permet d’articuler consubstantialité et distinction au sein de l’ordre trinitaire.

De la théologie trinitaire, la notion fut ensuite reconduite dans le domaine de la christologie (théologie qui se penche sur le mystère du Christ) pour signifier le mode d’union unique des deux natures, divine et humaine, dans la personne indivise du Verbe incarné, Jésus-Christ, fils de Marie.  Le terme fut traduit du grec au latin par circumincession ou circuminsession, mots qui renvoient à l’idée de « passer l’un dans l’autre » et/ou de « céder l’un à l’autre ».  Le dogme christologique, fixé au Ve siècle lors du concile de Chalcédoine, dira que Jésus est « vrai Dieu et vrai homme », c’est-à-dire qu’en Lui la nature humaine et la nature divine sont pleines et entières et qu’elles communiquent et s’unissent sans opposition ni confusion.  On affirmera aussi que, devenu « Christ et Seigneur » (Ac 2, 36), Jésus ressuscité conserve à jamais ses deux natures.  Aux VIe-VIIe siècles, saint Maxime le Confesseur, engagé dans les débats sur la libre volonté de Jésus, a développé l’idée que, en sa Personne, sa nature divine n’absorbe pas sa nature humaine, faible et mortelle, mais qu’il l’aime d’un amour parfait, généreux, totalement libre et dans le respect absolu des propriétés et opérations qui différencient chacune des deux natures, à l’image du mode qui unit les trois Personnes de la Trinité. 

C’est donc une théologie de la charité et de la liberté qui est d’emblée esquissée à partir de ce terme.

Plus près de nous qui écrivons et prions les icônes, Christoph von Schönborn invite à voir dans le visage du Christ que montre l’icône de bois peinte le déploiement de ce mystère de l’amour sans subordination ou absorption du plus faible par le plus fort.  A l’image du Christ qui, en sa personne, reflète de manière parfaite le mystère trinitaire au sein duquel différence et hiérarchie n’entraînent aucune domination, nous sommes à notre tour invité(e)s à adopter en nous et entre nous ce même rapport que signifie la périchorèse, c’est-à-dire un rapport de « réciprocité et de communion » (E. Durand) sans domination, ni confusion, ni opposition.  

Cette idée de fond peut à son tour être déployée selon deux axes :

Reproduction, ou imitation, entre nous, d’abord, par un amour généreux envers tous, même envers ceux et celles qui nous semblent peu méritoires, déficients, pauvres, pécheurs, étranges, étrangers et donc rejetables en vertu de leurs différences avec ce que nous croyons ou voudrions être.  On peut réfléchir cela avec le philosophe juif Emmanuel Lévinas qui voyait en tout visage humain le lieu parfait par où le Transcendant pur interpelle, sollicite et provoque notre liberté à même sa vulnérabilité et sa nudité absolues.  Le visage humain fait naître violence ou amour, à l’image de celui du Christ, parce qu’il est à la fois absolument Autre et tout aussi absolument Même, similaire au nôtre. Nous pouvons le laisser à son étrangeté et le rejeter, voire même le tuer, comme nous pouvons le prendre en nous, le re-con-naître – littéralement « naître à nouveau avec » -, selon.  Mais quel que soit notre choix, ce visage ne cessera jamais de nous solliciter.

Nous pouvons ensuite reconduire cette idée de la charité envers autrui dans le mode de rapport que nous entretenons avec notre propre intériorité.  Ainsi, pour le dire avec certaines catégories de la psychologie, les parties plus faibles de notre personnalité et de notre histoire n’ont pas à être asservies aux parties fortes et jugées plus saines ou plus saintes.  Nous préférons toujours nous identifier au fort plutôt qu’au faible – protégeant le premier et contrôlant le second -, reproduisant ainsi en nous les attitudes courantes de la nature et des discours qui façonnent nos environnements culturels.  A ce sujet, la théologienne presbytérienne Lytta Basset fait une exégèse admirable de l’histoire du « plus petit d’entre les miens » dans l’Évangile de Matthieu en lien à la parabole de la brebis égarée (Mt 18, 10-14).  Elle nous invite à prendre modèle sur Jésus dans notre rapport à nous-même en consentant à prendre le temps d’aller chercher les parties pauvres et blessées, les parties perdues et entortillées dans leurs ronces, les plus petites de nous qui semblent ne mériter que le mépris des parties fortes, accomplies, fonctionnelles que nous chérissons naturellement.  Basset dit que, à l’exemple de Jésus, ces parties blessées réclament que nous laissions tout pour les réintégrer dans le bercail des quatre-vingt-dix-neuf autres qui n’ont pas besoin de pénitence et de pardon.  Et, dit-elle, si nous jugeons que cette quatre-vingt-dix-neuvième partie à moitié morte de nous ne mérite pas que nous nous en occupions, qu’elle ne mérite que notre oubli (« que peut-elle contre nous, d’ailleurs ? ») et notre mépris, Jésus nous invite à Le voir Lui, dans ce « plus petit d’entre les miens ».  Une vie n’est alors pas de trop pour accomplir cette réintégration car c’est bel et bien de la croissance du Christ-Dieu en nous qu’il s’agit en définitive, finalisant ainsi notre vocation d’image (icône) de Dieu.

Il nous faut alors à nouveau revenir à l’étymologie car la périchorèse suppose un mode de précédence qui est d’abord et avant tout un céder d’avance.  En Dieu, la hiérarchie (de hérios, sacré) n’est en aucune façon domination et subordination, mais ‘espace’ (chora) où chacun cède la place à l’autre dans une danse de joie, la joie de la (ré)intégration dans la maison de Dieu. Amour et communion.  Cette lecture actualisée, mise en valeur par la théologie féministe, permet de penser aussi la périchorèse comme une danse car, si le verbe grec choréô renvoie à la notion d’espace, le verbe choréo, de son côté, signifie danser – une racine qui a donné ‘chorégraphie’.  Il n’est pas interdit de les mettre en rapport dans notre réflexion sur ce à quoi nous invite la contemplation de l’icône, soit un danser autour du mystère, comme le disait bellement l’iconographe Gallia Bitty, comme un effleurement avec nos mains voilées, un simple désir de Dieu en nous, qui constitue déjà une entrée, une participation et une inhabitation.

L’Institut Périchorèse a choisi son nom pour refléter son option de témoigner dans et à partir de notre culture et non contre elle.  Son atelier d’iconographie se veut donc un espace ouvert et vivant au sein duquel une grande fidélité aux traditions iconographiques n’empêche nullement le respect de la diversité des horizons et des cheminements actuels.  Ce nom nous permet d’articuler l’un et le multiple, l’ancien et ne nouveau, l’unité et la différence, etc., en refusant de dresser l’un contre l’autre, mais en les faisant plutôt ‘danser ensemble’ pour « la gloire, la joie et l’embellissement de l’Église » au cœur de notre monde (cf. prière traditionnelle de l’iconographe).

Michèle Lévesque

M.A. Théologie (UdM) et iconographe

cr 20 août 2006 dmj 2 janvier 2008

Références 

Basset, Lytta (1994).  « Se mettre en quête, avec Dieu, de son moi perdu ». Dans : Le pardon originel : de l’abîme du mal au pouvoir de pardonner. Genève : Labor et Fides (Lieux théologiques; 24), p. 403-410. 

Durand, Emmanuel (2005).  La périchorèse des personnes divines : immanence mutuelle – réciprocité et communion, Paris: Cerf (Cogitation Fidei; 243). 

Lévinas, Emmanuel (1961, 1974).  « Le visage et l’extériorité ». Dans : Totalité et infini : essai sur l’extériorité. La Haye: Martinus Nijhoff, p. 161-225.

Schönborn, Christoph von (1976, 1986). L’icône du Christ: fondements théologiques élaborés entre le Ier et le IIe Concile de Nicée (325-787), Fribourg : Éd. Universitaires de Fribourg.

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